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Antsirane, Quartier militaire et ville basse (1-1)
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UNE SEMAINE À DIÉGO-SUAREZ (MADAGASCAR)

Par M. De Kergovatz

(Publié le 27 mai 1893 dans la revue "Le Tour du Monde" - N°21, LXV - 1690°LIV)

- I -

Diégo-Suarez, 22 juin 1892.

Femme Antakara(1-2)

Depuis vingt jours seulement j'ai quitté Marseille sur la Ville de Cadix, grand paquebot de la Compagnie Havraise Péninsulaire, et me voici à Madagascar.

Devant nous l'horizon s'embrume comme aux approches d'une grande terre, la mer aussi devient plus dure à la rencontre des deux courants, formés par la mousson, qui montent vers le nord de la grande île, et s'y frôlent l'un contre l'autre, quand les terres ne les séparent plus. Une longue crête écumeuse légèrement déviée vers le nord-est par l'impulsion plus rapide du courant de l'océan Indien semble prolonger la pointe extrême de Madagascar. La Ville de Cadix la traverse non sans quelques coups de roulis et de tangage un peu brusques, et, laissant à tribord le cap d'Ambre, large table rocheuse qui se détache sur les croupes rondes et herbeuses dont l'enchevêtrement forme la presqu'île de Bobaomdy, elle longe de vastes pâturages déjà grillés en partie par le soleil et la mousson, mais cependant couverts de troupeaux de bœufs depuis le rivage jusqu'au sommet des collines.

Notre navire marche lentement car il refoule un courant de plus de quatre nœuds, et j'ai tout le loisir d'étudier la côte aux lignes monotones dont nous sépare une longue série d'îles basses et nues et de bancs de corail : à peine quelques arbres, des palétuviers dans les anses, des filaos sur les dunes, un ou deux petits villages de pasteurs dont la maigre silhouette se détache sur le ciel. Enfin voici l'île de la Lune (Nossi-Volana), qui garde l'entrée de la rade de Diégo-Suarez.

C'est un plateau calcaire élevé d'une quinzaine de mètres au-dessus de la mer et partageant la passe en deux canaux inégaux. Celui du Nord n'a pas de profondeur. Celui du sud est barré sur une partie de sa largeur par un récif de corail d'autant plus dangereux que la mer le couvre à toute marée et que les courants portent sur ses pointes aiguës les bâtiments qui le longent de trop près. Nous sommes obligés de dépasser de beaucoup le travers de Nossi-Volana, et c'est seulement lorsque nous apercevons par la passe ouverte l'îlot des Aigrettes au-dessous des roches des Châteaux, curieusement découpées au sommet des escarpements calcaires qui forment le fond de la rade, que nous venons sur tribord. Nous entrons dans la baie à toute vitesse, car la côte sud est parfaitement sûre. Nous passons au-dessous du sémaphore où bientôt s'élèvera un phare que réclament tous les marins. En cet endroit, la passe n'a guère que 300 mètres de large. Notre bâtiment longe la côte sud du canal, où les rochers couverts d'une végétation rabougrie et malmenée par le vent du large sont déjà surmontés de longs parapets, de traverses larges comme des collines, sur lesquels s'agite une armée de travailleurs. Ce sont les batteries qui doivent achever de rendre imprenable l'arsenal de la France dans l'océan Indien. Sur l'île de la Lune, au pied d'une colonne noire et blanche qui sert d'amer pour l'atterrissage on commence déjà à élever d'autres batteries. Elles pourront tirer presque à bout portant sur le bâtiment qui aurait bravé leur feu pendant le long détour qu'il faut faire pour ne pas se jeter sur le récif dont j'ai parlé.

En face de nous s'avance, en travers du canal, une série de roches basses reliées par une jetée, derrière laquelle se dissimule l'anse aux torpilleurs, où se trouve le poste des torpilles flottantes et des torpilles dirigeables. Nous venons un peu sur la droite pour éviter cette pointe, et nous voilà dans la baie, véritable mer intérieure, où règne un calme bien agréable après vingt jours d'un bercement exagéré. A gauche nous laissons le joli village d'Orangea, dont les cases blanches, régulièrement alignées, sont adossées à la forêt qui couvre le revers des hauteurs où sont établies les batteries. Le pavillon français flotte sur le village, où logent les ouvriers employés aux fortifications. Et vraiment il n'y paraît pas dépaysé, car l'aspect du pays rappelle la France et n'a rien des régions tropicales.

La baie de Diégo-Suarez, où toutes les flottes du monde pourraient manœuvrer à l'aise, a été comparée à toutes les baies célèbres. A mon avis c'est avec la rade de Brest qu'elle a le plus d'analogie. Comme elle, accessible seulement par un étroit goulet, elle est séparée en deux par une large presqu'île. Les établissements que nous y créons auront sur ceux de Brest cet avantage que, placés au sud de la rade, ils sont abrités contre le vent dominant, la mousson de sud-est, tandis que les coups de sud-ouest rendent quelquefois intenables les abords de la Penfeld, où l'arsenal de Brest est construit.

Pendant que le capitaine de la Ville de Cadix me communiquait ses impressions, dont j'ai reconnu la justesse, nous filions à toute vapeur dans la rade, nous dépassions l'île aux Aigrettes où un signal marque la place réservée à un feu de couleur visible seulement quand les bâtiments, ayant atterri sur le phare d'Orangea, seront dans l'axe de la passe. A notre gauche, au fond de la baie des Français, se dresse le curieux îlot du Pain de Sucre, couvert de bois jusqu'au sommet ; et déjà devant nous, s'étageant sur les pentes d'une longue presqu'île entre deux baies, nous découvrons la ville d'Antsirane, chef-lieu de notre naissante colonie, et le village de Diégo, entre lesquels s'ouvre la baie de la Nièvre, mouillage ordinaire de nos bâtiments.

A peine à l'ancre, de nombreux canots se détachent de terre pour venir à bord, tandis que les remorqueurs du port nous amènent des chalands pour le débarquement de la cargaison. Sur le quai, sur la plage, sur toutes les rampes qui descendent de la ville haute vers la mer et sur les terrasses où s'alignent les toitures roses du quartier militaire, c'est, sous le gai soleil du matin, un fourmillement de couleurs vives. De toutes parts on accourt aux nouvelles, car la Ville de Cadix apporte le courrier. Tous les édifices publics ont hissé le pavillon tricolore, les clairons là-haut sonnent les airs connus qui rappellent le pays. Nous sommes en France, dans cette France orientale où il ne semble pas que depuis deux cent cinquante ans nous ayons jamais encore fait un effort aussi énergique pour nous enraciner.

(1-1) - Gravure de Maynard, d'après photographie
(1-2) - Gravure de Thiriat, d'après une photographie

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